par Jean-Pierre Garnier, avril 2010 Fonte: Le Monde diplomatique
De Bombay à Pékin en passant par Londres, New York ou Paris, la restructuration urbaine par « destruction créatrice » a acquis une dimension planétaire : des quartiers populaires bien situés sont réaménagés, leurs anciens habitants expédiés en périphérie dans des groupes de logements bas de gamme pour laisser place à un habitat « de standing », des sièges sociaux, des équipements culturels prestigieux susceptibles d’attirer les investisseurs, les promoteurs, les directeurs de société, les cadres supérieurs et les touristes argentés. Bref, « le bidonville global entre en collision avec le chantier de construction global, explique le géographe David Harvey, atroce dissymétrie qui ne peut être interprétée que comme une forme criante de confrontation de classes (1) ». Faut-il dès lors en déduire que, par-delà l’apparition de nouveaux agencements urbanistiques et architecturaux, la lutte séculaire entre dominants et dominés pour la conquête (ou la reconquête) de l’espace urbain s’effectue selon une dynamique immuable ?
Ce serait négliger les effets idéologiques et politiques de la recomposition des groupes sociaux, en particulier dans les pays où la « tertiarisation » a pris le pas sur l’industrialisation. La croissance des activités dites « de services » s’est accompagnée, depuis le dernier quart du XXe siècle, de l’expansion d’une nouvelle classe moyenne liée à la polarisation des fonctions-clés financières, juridiques et culturelles au sein d’aires urbaines érigées au rang de « métropoles » à l’échelle mondiale ou, au moins, nationale. Deux traits majeurs de cette évolution doivent retenir l’attention : d’une part, la montée en puissance de cette force de travail intellectuelle bien pourvue en capital scolaire (études et diplômes de l’enseignement supérieur) qui, soucieuse avant tout de le faire fructifier, a lié son sort à celui de la bourgeoisie. De l’autre, l’affaiblissement puis la désagrégation du mouvement ouvrier, entraînant dans la débâcle les projets de transformation radicale de la société et les idéaux d’émancipation collective qui les sous-tendaient.
Qui dit « confrontation », pour reprendre la formulation de Harvey, ne dit pas forcément affrontement. C’est plutôt sur le mode du séparatisme que les clivages de classe se manifestent aujourd’hui dans l’espace urbain. Les heurts frontaux entre possédants et dépossédés sont devenus rares. Le combat pour s’approprier la ville n’a pas cessé faute de combattants, mais parce que, face à une bourgeoisie toujours à l’offensive, l’autre protagoniste n’est plus en mesure de s’opposer. La première « conserve l’ensemble des attributs d’une classe : communauté de situation, de destin, sentiment d’appartenance et stratégies multiples de reproduction, en y incluant les actions visant à affaiblir le monde du travail (2) ». Le prolétariat ouvrier, en revanche, a perdu la conscience de son existence collective et du « rôle historique » de sujet révolutionnaire appelé à subvertir l’ordre établi que lui avaient attribué les théoriciens du socialisme.
Sans doute les menées des classes dirigeantes pour priver les couches populaires de leur territoire n’ont-elles pas cessé de susciter des résistances. Affrontements entre la police ou l’armée et les habitants descampamentos, ciudades cayampas, favelas et autres quartiers d’habitat de fortune sous couvert de lutte contre la délinquance ou la subversion en Amérique latine ; « déguerpissements » manu militari des bidonvilles au Maghreb et en Afrique subsaharienne ; délogement « musclé » des anciens habitants et démolition de leurs maisons en Chine « populaire » pour faire place nette sur les terrains appelés à accueillir les infrastructures et les immeubles destinés à mettre les grandes villes à l’heure de la mondialisation marchande ; incendie méthodique de grosses cylindrées dans d’ex-quartiers « alternatifs » de Berlin investis par la néobourgeoisie après la réunification...
On pourrait mentionner aussi les révoltes de la population noire dans les ghettos américains au cours des années 1960 ou celle des jeunes immigrés afro-caribéens des zones déshéritées des banlieues anglaises promises à la « rénovation » par le gouvernement de Mme Margaret Thatcher au début des années 1980. En France, en Italie et en Espagne, manifestations, occupations, multiplication des squats, autoréduction des loyers, floraison d’associations de résidents et de comités de quartier firent croire, dans les années 1970, à l’apparition d’un nouveau type de mouvement social qualifié par une sociologie critique de « luttes urbaines » plus ou moins explicitement placées sous le signe de la revendication d’un « droit à la ville » pour tous. Les théoriciens et les militants d’extrême gauche qui avaient cru discerner dans cette agitation l’ouverture d’un nouveau front dans la lutte anticapitaliste durent rapidement déchanter.
A quelques exceptions près, la jonction espérée entre travailleurs et citadins résultant de l’extension du domaine de la lutte des classes aux lieux de résidence ne s’est pas opérée. Quand elle se fit, comme au Chili, en Argentine ou dans certaines villes italiennes et espagnoles (Turin, Bologne, Barcelone), où les travailleurs étaient parvenus à coupler le combat contre l’exploitation dans les usines avec celui livré contre les promoteurs, les propriétaires et leurs soutiens politiques, la résistance revêtit des formes éphémères, souvent étouffées par la répression. Ailleurs, elle fut neutralisée par la récupération : les négociations avec les pouvoirs en place ont eu souvent pour effet sinon pour but d’émousser la combativité et la radicalité des habitants révoltés, ne serait-ce que par la notabilisation de leurs leaders, comme l’a illustré de manière emblématique, en 1989, la promotion de M. Daniel Cohn-Bendit au poste d’adjoint au maire social-démocrate (SPD) de Francfort-sur-le-Main, chargé des affaires multiculturelles.
Les « luttes urbaines », dont l’éclosion était censée adjoindre au prolétariat le renfort d’autres catégories sociales dans la lutte contre le capital, avaient surtout été menées, et encore plus théorisées, par des militants « contestataires » issus de l’université (enseignants, chercheurs, architectes, travailleurs sociaux...). Or l’importance que revêtait à leurs yeux le « cadre de vie » allait de pair avec une certaine indifférence, quand ce n’était pas de la pure et simple ignorance, vis-à-vis de ce qui se déroulait dans le « monde du travail ». En France, sous la houlette de mandarins universitaires de la « deuxième gauche » (François Dubet, Didier Lapeyronnie...) — en fait, les précurseurs du social-libéralisme —, les luttes urbaines furent même inscrites parmi les « nouveaux mouvements sociaux » appelés à prendre la relève d’un mouvement ouvrier épuisé. Ils étaient supposés « changer la vie » sans qu’il soit besoin d’en finir avec le capitalisme, désormais postulé indépassable. « Changer la ville » n’impliquait plus que l’on change de société : il suffisait d’aider celle-ci à évoluer, ne serait-ce qu’en lui donnant un visage plus « urbain ».
C’est précisément à cette tâche que se sont attelés nombre d’ex-pourfendeurs de l’urbanisation capitaliste. Sociologues et géographes, architectes et urbanistes, techniciens de l’aménagement et élus locaux conjuguent maintenant leurs efforts pour adapter l’espace aux réquisits du capitalisme « postmoderne ». Après les avoir vidées de toute connotation révolutionnaire, ils n’ont pas hésité à reprendre certaines thématiques du « droit à la ville » théorisé par le sociologue marxiste Henri Lefebvre (3) : priorité du qualitatif sur le quantitatif, rejet de la standardisation du bâti pour préserver ou restituer l’historicité, l’authenticité et la personnalité d’un quartier, importance accordée aux espaces publics — lieux par excellence de sociabilité spontanée.
Il ne s’agit plus de faire du passé urbain table rase comme à l’époque de la rénovation-bulldozer où les îlots jugés insalubres, voire des quartiers entiers longtemps laissés en déshérence, étaient rasés pour « libérer des terrains » propices à la floraison d’immeubles de standing, de logements ou de bureaux, où les rues tortueuses et encombrées héritées des siècles précédents devaient être remplacées par des « rocades » et des « radiales » pour « adapter la ville à l’automobile ». L’heure n’est plus à la destruction, sauf lorsque le bâti existant est irrécupérable, mais plutôt à la « réhabilitation », à la « régénération », à la « revitalisation », à la « renaissance ». En vogue parmi les divers préposés au réaménagement des villes, cette terminologie vise surtout à dissimuler une logique de classe : réserver les espaces « requalifiés » à des gens de qualité. « Tous ces termes qui commencent par “re” sont a priori positifs pour la ville, mais élaguent complètement la question sociale, note un géographe belge. Quand un quartier devient branché et à la mode, cela implique également qu’une série d’habitants en sont chassés. Le quartier va donc “mieux”, mais pas pour les mêmes personnes (4). » Autrement dit, si « renouvellement urbain » il y a — autre pseudo-concept, lancé en France sous le gouvernement de la « gauche plurielle » dans le cadre de la « politique de la ville » —, il vise d’abord à renouveler la population pour que le peuplement des zones centrales des grandes agglomérations soit en phase avec leur nouvelle vocation : s’imposer comme des « métropoles » dynamiques et attractives.
Même quand elle s’est effectuée progressivement, l’arrivée dans des quartiers autrefois ouvriers de groupes sociaux appartenant aux franges supérieures ou moyennes du salariat et aux professions libérales issues du développement de la « société de l’information » a souvent été ressentie comme une invasion par les habitants originels. Pour la plupart d’entre eux, elle signifiait à terme, spéculation foncière et immobilière aidant, leur déplacement et leur remplacement par des citadins aisés et cultivés pressés de se constituer une identité résidentielle congruente à leur identité sociale. Car la « gentrification » ne touche pas seulement l’espace construit : elle affecte aussi l’espace politique et, en particulier, la nature des partis de la gauche officielle dont l’assise populaire n’a cessé de se réduire.
« Il s’agit d’un phénomène européen, note le géographe Christophe Guilluy : un peu partout on assiste à une “gentrification” de la social-démocratie (5). » Aussi ne s’étonnera-t-on pas que les municipalités de gauche tendent la plupart du temps à aller au-devant des souhaits et des aspirations de leur nouvelle base sociale, notamment en matière d’urbanisme, de logement et de consommation culturelle.
Dans une luxueuse brochure exposant le devenir souhaitable de Paris au XXIe siècle et les réaménagements programmés pour le faire advenir, la première adjointe au maire socialiste, chargée de l’urbanisme et de l’architecture, Mme Anne Hidalgo, résumait la problématique qui s’impose désormais aux élus locaux des grandes cités : asseoir leur rang et leur identité de « villes globales », « un statut que la capitale française dispute à de nombreuses métropoles mondiales (6) ».
Les discours lyriques et consensuels sur la nécessité de « rompre l’isolement du centre de l’agglomération » par rapport à la périphérie, et de jeter « un nouveau regard sur sa place au sein de la région urbaine », ne doivent pas faire illusion. Comme le super RER circulaire automatisé prévu pour l’hypothétique « grand Paris », le projet de bouclage du Ring au large des quartiers traditionnels d’Anvers ne vise pas à répondre aux besoins les plus urgents des habitants en matière de déplacements, mais à mettre en relation directe les pôles économiques, les nœuds autoroutiers, les aéroports et les gares (lire « “Veut-on singapouriser la Flandre ?” ») Autrement dit, les points jugés vitaux pour la circulation du capital, et qui, articulés entre eux, permettront à la métropole de ne pas se laisser distancer par ses rivales européennes. De la même manière, les plans d’urbanisme faramineux censés accroître l’« attractivité » du « grand Hanoï » ne doivent-ils pas aider l’ex-capitale de la résistance anti-impérialiste, nouvel eldorado pour les promoteurs et « capitale du shopping » très prisée des touristes occidentaux, à tenir son rang face à Singapour, Hongkong ou même Shanghaï (lire « A Hanoï, les gratte-ciel dévorent les rizières ») ? Et que dire de la construction programmée, à San Francisco, d’un prestigieux « centre de transit » où s’interconnecteront les différents types de transports publics pour fluidifier le trafic autour de la baie ? Cette opération de « renouvellement urbain » intégrant des gratte-ciel et des équipements de loisirs doit « changer le profil physique de la ville ». Son profil social aussi : une partie de l’ancien downtowncomportant de nombreux immeubles squattés sera purement et simplement rayée de la carte (7).
Le « projet partagé » destiné à souder la partie centrale et la périphérie des régions urbaines dans un « destin commun » n’est que l’application spatiale du principe cardinal appelé à régir l’ensemble de la vie en société sur la planète entière : la « concurrence libre et non faussée ».
Jean-Pierre Garnier
Sociologue.
(1) David Harvey, « The Right to the City », New Left Review, n° 53, Londres, septembre-octobre 2008.
(2) Paul Bouffartigue (sous la dir. de), Le Retour des classes sociales. Inégalités, dominations, conflits, La Dispute, Paris, 2004.
(3) Henri Lefebvre, Le Droit à la ville, Anthropos, Paris, 1968.
(4) Mathieu Van Criekingen, La Tribune de Bruxelles, 6 décembre 2007.
(5) Christophe Guilluy, « La nouvelle géographie sociale à l’assaut de la carte électorale » (PDF), Cevipof, Paris, 2002.
(6) Anne Hidalgo, « Paris doit faire face à une évolution profonde du monde »,Paris 21e siècle, Atelier parisien d’urbanisme - Le Passage, Paris, 2008.
(7) Brad Stone, « Ambitious Downtown Transit Project Is at Hand », The New York Times, 3 janvier 2010.
___
Em português: http://www.diplomatique.org.br/artigo.php?id=635
___
Em português: http://www.diplomatique.org.br/artigo.php?id=635
Sem comentários:
Enviar um comentário