Le Monde Diplomatique
Les défis de la démocratie participative
Emblématique du potentiel démocratique des collectivités locales, le budget participatif de Porto Alegre a ouvert la voie à des expériences sociales et politiques jusque-là inédites dans le monde. S’il a montré qu’une autre répartition des pouvoirs entre citoyens et institutions était viable, il doit désormais affronter le risque de la récupération.
par Simon Langelier, octobre 2011
Il y a un peu plus de vingt ans, en 1989, Porto Alegre inaugurait son budget participatif ou orçamento participativo (OP). Cette initiative allait inspirer les altermondialistes, réunis dans la capitale de l’Etat brésilien du Rio Grande do Sul lors du premier Forum social mondial (FSM), en 2001. Engagés dans la lutte contre le néolibéralisme, ces derniers estimaient qu’une telle conception de la démocratie permettrait de redéfinir le rôle politique et social des citoyens : peu à peu, le budget participatif allait faire école dans le monde. Pour tirer le bilan de cette expérience, il faut remonter jusqu’aux racines qui lui apportèrent sa sève vitale.
Dans le contexte de la démocratisation du Brésil, à la fin des années 1980, après des décennies de dictature, les associations de quartier s’organisent sous l’égide de l’Union des associations de résidents de Porto Alegre (Uampa). De concert avec le Parti des travailleurs (PT) — qui remporte l’élection municipale en 1988 avec M. Olívio Dutra —, elles conçoivent un dispositif de contrôle populaire du budget municipal. Depuis, chaque année, les citoyens des dix-sept régions de Porto Alegre (une population totale d’environ un million et demi d’habitants) participent aux assemblées plénières régionales et thématiques au cours desquelles ils contribuent à déterminer les grandes priorités d’investissement qui les concernent. Ils élisent des représentants, sur la base d’un délégué pour dix citoyens, pour une période d’un an. Les mandataires déterminent les besoins précis des quartiers et élaborent les projets à mettre en œuvre. En outre, sont élus quatre conseillers par région et par forum thématique (1). Ils siègent au conseil du budget participatif (COP). In fine, la démocratie représentative classique parachève le processus : la chambre des représentants de Porto Alegre valide l’OP.
Au début, la participation des habitants était faible. Mais, doté de réels pouvoirs, notamment pour la redistribution des richesses, l’OP a suscité un intérêt croissant. Le nombre de participants est passé de 976 en 1990 à 18 583 en 2001, avant de retomber aux alentours de 15 000 en 2011.
Cet enthousiasme s’explique par des résultats tangibles : en 1989, 70 %des habitants vivaient dans des quartiers reliés au réseau d’égouts ; en 2004, la proportion atteignait 84,3 % (2). De 1989 à 2004, environ cinquante-trois mille familles ont bénéficié de la régularisation des titres de propriété foncière et de la construction de nouvelles habitations (3).
Bien que la chambre des représentants de Porto Alegre ne soit pas tenue d’appliquer les propositions d’investissements du budget participatif, elle a toujours donné suite à la grande majorité des demandes et collaboré à un processus jouissant d’une légitimité importante aux yeux de la population.
Autogestion des populations
Lors du scrutin présidentiel de 1998, Porto Alegre constituait l’une des références principales de M. Luiz Inácio Lula da Silva (qui perdra face à M. Fernando Henrique Cardoso, droite) (4). Tout en corrigeant certaines injustices, l’OP a donné l’occasion aux classes défavorisées d’acquérir une formation civique : le principe d’autogestion invite en effet la population à établir elle-même les règles de fonctionnement des assemblées populaires.
Pourtant, après seize ans à la tête de la mairie de Porto Alegre, le PT est battu aux élections de 2004. L’usure du pouvoir, une certaine insatisfaction de la classe moyenne et la promesse de l’opposition de maintenir l’OP expliquent, en partie, cette défaite. La coalition qui parvient au pouvoir, composée de douze partis, porte le sénateur José Fogaça (5), du Partido Popular Socialista (PPS), à la mairie. L’OP fut effectivement maintenu, mais intégré à un nouveau processus : la gouvernance solidaire locale (GSL). Celle-ci s’inspirait des théories sur le capital social (notamment celle du politologue américain Robert Putnam) et visait à stimuler la capacité des individus et des groupes à construire des réseaux sociaux entre les composantes de la communauté (voisinage, associations, entreprises, services publics, etc.).
Dans les discours, les objectifs — favoriser la confiance et la conscience civique — ressemblaient à ceux de l’OP. Mais le gouvernement Fogaça argua que le budget participatif générait trop de conflits et, surtout, que certaines composantes de la société s’en trouvaient exclues. Lesquelles ? Principalement les entreprises, invitées à abreuver la GSL de leurs « investissements ». Dans le même temps, la part du budget municipal allouée à l’OP fondait de 10 %à 4,1 % (6).
En 2008, la quasi-totalité des conseillers de l’OP affirmait ne pas avoir une idée très claire des activités de la GSL, certains allant jusqu’à suggérer que sa fonction principale avait été d’affaiblir l’OP : « Un exemple, explique l’un deux. Vous avez une entreprise et vous discutez avec le maire d’un projet de crèche. Comment se déroule la négociation ? Très discrètement : quand il s’agit de partenariats privés, pas besoin de tenir une réunion plénière, pas besoin de réunir les citoyens pour négocier. Bref, la population n’est au courant de rien (7). »
Retour du clientélisme ? En 2008, 60 % des sympathisants de la coalition gouvernementale estiment que leurs principales demandes ont été entendues, contre 12 %des sympathisants de l’ancienne coalition du Front populaire (qui a réuni le PT et des partis de gauche de 1988 à 2004).
Une forme de ghettoïsation ?
L’administration Fogaça a tenté de stimuler une participation en baisse (du fait de résultats jugés insatisfaisants par la population). Parfois par des biais quelque peu artificiels : mise à la disposition d’autobus pour se rendre aux assemblées plénières annuelles et ainsi « faire nombre » ; distribution de denrées alimentaires aux communautés ; réalisation de petits travaux, comme la réfection de tronçons de rue, etc. Lors des assemblées, les sympathisants monopolisent la parole pour vanter le gouvernement, empêchant ainsi les citoyens ayant des points de vue différents de s’exprimer. Des pratiques nouvelles, selon nos interlocuteurs…
Porto Alegre fait partie des villes brésiliennes qui accueilleront la Coupe du monde de football en 2014. De grands travaux sont prévus, en particulier l’agrandissement de l’aéroport et l’élargissement de l’avenue Tronco qui donne accès au stade Beira-Rio. Environ dix mille familles de Porto Alegre et de Canoas, ville limitrophe de la capitale, pourraient être déplacées de force en raison des travaux. Des comités, réunissant les citoyens concernés des vilas (nom local des favelas), réclament des compensations : un nouveau logement et des services. Ils veulent en outre rester à proximité et éviter de subir le même sort que la vilaChocolatão, qui fut « délocalisée » début 2011.
Peuplée de papeleiros (des personnes qui collectent les matières recyclables), la vila Chocolatão était située dans le centre-ville de Porto Alegre. Jonchée de déchets et dépourvue d’infrastructures sanitaires, elle contrastait avec les édifices gouvernementaux qui l’entouraient. Dans le cadre de l’OP, les habitants ont demandé de nouvelles habitations, des services d’éducation et une formation professionnelle entre 2007 et 2010. La ville décida de déplacer ces populations (contre leur gré) vers de nouveaux logements, fraîchement construits, dans la région de Leste. Les conditions sanitaires sont nettement meilleures, certes. Mais l’emploi et les services se font rares. Une forme de ghettoïsation se dessinerait-elle ?
Le blog animé par les habitants de la vila dénonce un processus de« nettoyage social ». Il s’agirait notamment de satisfaire la Fédération internationale de football association (FIFA) et de donner de la ville une image acceptable.
Dépasser les égoïsmes
La résignation de certains responsables communautaires, leur manque d’organisation et les phénomènes de cooptation — garantie par l’attribution de petits emplois ou de faveurs politiques — facilitent de tels déplacements de population. En outre, l’essentiel des négociations concernant ces « délocalisations » s’effectuent à l’extérieur de l’OP, diminuant la capacité de créer des rapports de forces. Vernis participatif : les projets sont néanmoins homologués par le COP… dont la majorité des conseillers est proche du gouvernement.
A l’heure actuelle, ceux qui détiennent les cordons de la bourse peuvent donc manipuler les instances participatives. Ce n’était pas le cas aux débuts de l’OP, quand les associations communautaires, issues du mouvement de démocratisation du Brésil, jouissaient d’une plus grande autonomie.
Pendant au moins une décennie, l’OP de Porto Alegre a permis de dépasser les intérêts particuliers et les antagonismes de classes. Aujourd’hui il souffre de pratiques clientélistes. En 2008, une majorité de conseillers du budget participatif a par exemple voté en faveur de la suppression de l’obligation de discuter avec les délégués des modifications à la réglementation interne du conseil et au processus du budget participatif.
Ce changement réglementaire limite du même coup les possibilités d’accès à l’information et le pouvoir des délégués, tout en créant une concentration du pouvoir chez les conseillers, qui d’ailleurs se sont peu renouvelés aux cours des dernières années : alors qu’à l’origine l’autogestion permettait de renforcer le pouvoir populaire, particulièrement des classes marginalisées, elle l’affaiblit désormais, en favorisant les manipulations politiques.
Le budget participatif de Porto Alegre se trouve face à une alternative : l’instrumentalisation par les pouvoirs publics et l’élite économique ou la consolidation, dans l’optique de redonner à la société civile de véritables moyens d’action. Diverses pistes s’offrent aux partisans de la seconde option. La loi principale de Porto Alegre, dite « loi organique » du 3 avril 1990 (l’équivalent de sa Constitution), exige que la municipalité mette en œuvre la participation populaire.
Cependant, le budget participatif en tant que tel n’est nullement mentionné. Et s’il l’était, reconnu comme l’égal de la chambre des représentants de Porto Alegre ? La loi devrait garantir la séparation des pouvoirs afin d’éviter une trop grande influence des élus sur le budget participatif. Une nouvelle législation fédérale pourrait également contraindre les villes à donner suite à une certaine proportion des demandes effectuées à travers l’OP. En jeu : la poursuite de la révolution sociale et démocratique amorcée au début des années 1990, ou son enlisement.
Simon Langelier
Politologue et doctorant en études urbaines à l’Université du Québec à Montréal.
(1) Il existe six forums thématiques : organisation de la ville et développement urbain ; circulation et transport ; santé et assistance sociale ; éducation, sports et loisirs ; culture ; développement économique, questions fiscales et tourisme.
(2) Adalmir Marquetti, Geraldo Adriano de Campo et Roberto Pires (sous la dir. de),Democracia participativa e redistribuição : Análise de experiências de orçamento participativo, Xamã, São Paulo, 2008.
(3) Sérgio Baierle, Lutas urbanas em Porto Alegre : Entre a revolução política e o transformismo, Cidade, Porto Alegre, 2007.
(4) Lire Bernard Cassen, « Porto Alegre teste la démocratie participative », Manière de voir, n° 113, « Là où le Brésil va... », octobre-novembre 2010.
(5) En 2010, M. Fogaça a délaissé la mairie de Porto Alegre pour se présenter à l’élection du gouverneur de l’Etat du Rio Grande do Sul. Il fut vaincu au premier tour par un autre ancien maire de Porto Alegre, M. Tarso Genro, du PT. Le maire adjoint de M. Fogaça, M. José Fortunati (du Parti démocrate travailliste [PDT]), le remplaça.
(6) De Olho no orçamento, Cidade, Porto Alegre, avril 2009.
(7) Entretien avec l’auteur, 2007.
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